Rencontre avec Claude Ledoux
le 28 février 2001 in OPL, no 18, Liège, 2001 |
Claude Ledoux : Elle
demeure l'une des oeuvres les plus extraordinaires que j'ai
écrites. Elle concrétise tous mes désirs sonores
de l'époque, ce qui n'était pas assuré d'avance.
Pour parler de manière un peu plus impersonnelle, je dirais que
le compositeur,
même s'il couche sur le papier ce qu'il entend mentalement,
il ne peut s'empêcher d'éprouver
une certaine angoisse face au résultat sonore. L'audition
intérieure
a ses limites. On peut imaginer l'impact global d'une oeuvre mais on ne
sait pas avec exactitude si cela va "marcher" ou non. Il y a toujours
une
part d'expérimentation, et donc une part de risque. Parfois
l'oeuvre
satisfait pleinement, parfois elle ne satisfait absolument pas. Debussy
lui-même, dans sa correspondance, fait état de son
angoisse
avant la création de "la Mer". Il avoue franchement ne pas
être certain du résultat des nouveautés
d'orchestration
qu'il
a imaginées dans cette oeuvre. Pour ma part, en
composant cet avatar de concerto pour piano et orchestre, j'ai
utilisé de nombreuses procédures informatiques pour
prolonger mon imaginaire ; ce n'est qu'après audition que je me
suis réellement rendu compte que le résultat sonore
était à la mesure de mes espérances.
De
fait, le Cercle de
Rangda, même
s'il s'inscrit dans le prolongement d'oeuvres antérieures de
musique
de chambre intégrant mon expérience de la musique
indienne, constitue pour moi un tournant. Mes oeuvres
antérieures étaient
un peu « zen », méditatives, relevant de
préoccupations
métaphysiques. Le Cercle de Rangda fait suite à un voyage
de recherches, qui m'a mené en 1996 à Bali
(Indonésie), une contrée fabuleuse
où
j'ai vécu des émotions extrêmement fortes. La
musique
balinaise, destinée au « gamelan » - vaste ensemble
d'instruments
à percussion - se caractérise par un impact physique
important. C'est une musique de danse d'une véritable
frénésie,
un vent de folie qui peut durer des heures entières. À
mon
retour, j'ai eu envie de composer une oeuvre faisant directement appel
aux
sens et intégrant cet impact physique. Mais c'était pour
moi une véritable gageure car composer 20 minutes de musique
frénétique
n'était pas évident ! De plus, j'ai toujours
été
un peu réticent à écrire pour le piano en raison
des
connotations d'ordre historique qui conduisent inévitablement le
public à trouver des similitudes avec tel ou tel compositeur.
Aujourd'hui,
le "Cercle de Rangda" me satisfait pleinement car, lorsque je
l'écoute,
j'ai l'impression, d'une part, que la partie de piano présente
une véritable singularité esthétique et, d'autre
part, sur les plans tant
orchestral
que pianistique, il règne cette frénésie
recherchée qui parcourt
l'oeuvre entière, du début jusqu'à la fin. Tel
qu'il
se présente, le "Cercle de Rangda" est aussi une
métaphore
sur la vie de l'être humain en Occident, sur la folie de vivre
parfois
en dépit du bon sens. Je pense qu'il s'agit d'une de mes oeuvres
les plus abouties à ce jour.
Quel a été le rôle de Marcel Cominotto dans la genèse de cette oeuvre ?
C. L. : J'avais
envie
depuis longtemps d'écrire une pièce pour ce musicien hors
du commun,
qui est pour moi un pianiste extraordinaire et avant tout un ami. Je
voulais
lui dédier une oeuvre qui soit suffisamment
révélatrice
des qualités exceptionnelles qui sont les siennes. Quand les
"Amis
de l'Orchestre de Liège" m'ont proposé cette commande,
j'ai
aussitôt pensé que la formule du concerto serait
idéale
pour lui, et ce d'autant plus que je voulais réaliser une oeuvre
frénétique, avec tout ce que cela implique comme
débauche
de virtuosité. Je crois que si cela avait été un
autre
pianiste, je n'aurais pas écrit de la même manière.
Marcel Cominotto est quelqu'un en qui je peux avoir une confiance
totale.
Vous aviez déjà eu l'occasion d'apprécier ses qualités dans Miroirs de la transparence.
C. L. : Tout
à
fait. Ce pianiste avait assuré la création de ce trio
avec
Izumi Okubo (violon) et Alain Pire (trombone), et je dois dire que j'en
étais resté « baba ». Ces trois musiciens ne
sont pas seulement des lecteurs scrupuleux de la partition, ils sont
aussi de
véritables interprètes,
ce qui est une denrée précieuse dans le domaine de la musique
contemporaine.
Ils projettent réellement des
émotions.
Pour un compositeur, c'est merveilleux. D'ailleurs, la première
fois que j'ai entendu le Cercle de Rangda sous les doigts de Marcel
Cominotto,
j'avais les larmes aux yeux ; j'étais complètement
bouleversé.
La fin est probablement une des choses les plus émouvantesque
j'ai
écrites… Et c'est bon signe car cela indique que l'oeuvre touche
vraiment à mon vécu personnel et à ma
sensibilité
profonde.
Comment caractériser l'écriture du Cercle de Rangda ?
C. L. : Vaste
question…
Je ne le dit pas souvent mais j'ai étudié les Beaux-Arts
en parallèle avec la musique, ce qui explique ma fascination
pour
la couleur. C'est très curieux car je suis devenu compositeur
presque
par hasard et, encore aujourd'hui, je pense que j'aurais pu devenir
tout
autre chose. L'élément qui m'intéresse le plus
dans
la vie, c'est la création. Récemment, je me suis senti en
totale symbiose avec le cinéaste Tran Anh Hung venu parler de
son
travail au cinéma liégeois d'Art et d'essais "Le Parc".
Ses préoccupations
étaient
exactement les mêmes que les miennes, concernant la
problématique de
l'expression,
l'expérience, la réalité, la poétique, la
projection,
cette volonté de communiquer une forme de poésie, de
réflexion,
d'ouverture de la pensée. Dans ce sens-là, j'aurais pu
faire
n'importe quoi comme activité, à la seule condition
qu'elle puisse toucher au domaine de la création. Au
départ, je voulais
faire
de la physique nucléaire, ou encore de la recherche
scientifique, dans le but de
créer
quelque chose, d'expérimenter. J'ai d'ailleurs plusieurs amis
physiciens
ou astrophysiciens avec qui j'ai des échanges réguliers.
Et je continue à lire et à m'informer quant à
l'évolution des sciences et leur actualité,
particulièrement sur la problématique
du temps et de l'espace, de la connaissance de l'univers. Mon
maître à
penser
demeure malgré tout György Ligeti, avec qui j'ai
travaillé
quand j'avais 25 ans et qui m'a beaucoup marqué par son approche
globale de l'art mis en rapport avec son environnement. Pour lui, comme
pour Tran Anh Hung d'ailleurs, toute manifestation artistique exprime
la
vision du monde d'un artiste, à une époque
déterminée.
Dans ma musique, il y a donc des reflets de connaissances physiques,
sociologiques,
politiques, … Nous ne sommes pas des êtres innocents ou
naïfs
qui vivons en dehors des réalités. Je suis
persuadé
que la musique et l'art en général interviennent dans des
projets de société qui intègrent les connaissances
de leur époque.
Pour revenir à
l'écriture de "Rangda", un des premiers
éléments
qui intervient dans cette musique, c'est la couleur. C'est un
élément
fondamental car il se situe à un point de jonction entre une
perception humaine et une réalité physique. La couleur
sonore s'obtient par des
associations
menées sur base de connaissances scientifiques : il faut
connaître
les propriétés de la matière et de l'acoustique
pour
atteindre le résultat vers lequel on tend au niveau de la
perception.
Ce n'est jamais quelque chose d'arbitraire, c'est quelque chose de
pensé
mais qui donne la sensation d'une liberté. C'est cela que je
trouve
fascinant : pouvoir contrôler jusque dans les infimes
détails
tout en donnant l'impression d'une réalité
poétique
globale.
La deuxième chose qui
caractérise ma musique, c'est le geste physique mais pris cette
fois dans le sens du palpable, du matériel, du charnel. Ce ne
sont
pas nécessairement des sensations agréables. Le concept
philosophique
du beau est dépassé selon moi. Un son est
intéressant
à partir du moment où il touche l'auditeur, il le
bouscule
en provoquant une émotion. Les deux aspects essentiels de ma
musique
sont donc, d'une part, une sensation physique, tangible, sensuelle,
voluptueuse,
et d'autre part, l'ouverture sur l'impalpable, le rêve, la
poésie,
et des émotions inconnues.
Pour être concret,
j'utilise
par exemple l'ordinateur pour analyser le bruit d'une vague ou le vol
d'une
abeille ou tout autre phénomène sonore du quotidien. Je
peux
ensuite me servir des données recueillies pour recréer,
à
l'orchestre, un phénomène sonore analogue, qui ne sera
pas
identique au modèle de départ mais qui permettra de le
suggérer
en suscitant un écho dans l'imaginaire de l'auditeur. C'est en
quelque
sorte ce que faisait déjà Debussy avec des pièces
comme "Cloches à travers les feuilles". Son but était de
suggérer
et non de copier. Dans le "Cercle de Rangda", toute la fin est comme un
déluge
de cloches, comme si l'on se trouvait à Venise à midi,
lorsque
toutes les cloches des églises carillonnent à toute
volée.
Quelles furent les réactions du public lors de la création en 1998 ?
C. L. : Très
bonnes. Le public demande de l'imaginaire. On a peut-être
souffert
du parti pris d'abstraction de la musique des années 1950-1960.
Cette abstraction était toutefois pleinement justifiée en
raison du boum technologique et scientifique que l'on connaissait au
sortir
de la Seconde Guerre mondiale ; du besoin aussi de s'éloigner
d'un romantisme de l'ego, de la sentimentalité nationaliste, ces
éléments qui devaient mener l'Europe aux conflits du XXe
siècle, et de leur substituer enfin une dimension spirituelle
oubliée. Les a priori négatifs au sujet de
la musique contemporaine remontent vraisemblablement à cette
époque.
Mais il faut savoir qu'un des grands soucis des compositeurs
d'aujourd'hui,
c'est de retrouver la notion d'émotion, en parfait
équilibre avec le besoin de spiritualité
évoqué, et de replacer la perception au centre des
préoccupations,
de renouer une réelle communication avec le public.
Les jeunes compositeurs qui
m'ont le plus frappé dernièrement sont bien souvent
issus,
au départ, du milieu free-jazz, punk ou hard-rock. Ils ont
découvert
la musique contemporaine par hasard et lui ont apporté un
souffle
complètement nouveau. Les frontières sont de plus en plus
minces entre ces catégories que l'on a injustement
désignées comme Art majeur et Art mineur. Cette
distinction me
paraît
d'ailleurs tout à fait obsolète. On voit maintenant des
compositeurs
de musique pop qui collaborent avec des compositeurs de musique
contemporaine.
Dans le rap, chez les DJ, voire dans la Pop, il y a aussi des choses
fa-bu-leu-ses dont
on peut vraiment s'inspirer.
Quelles ont été vos réalisations depuis la création du Cercle de Rangda ?
C. L. : La
création
de ce concerto a été un tel succès que,
curieusement,
j'ai eu du mal à m'en remettre. J'ai éprouvé de
réelles
difficultés à composer après cela. La
première
pièce qui a suivi, Chat Experiment (1998), était
destinée
à l'Ensemble L'Itinéraire de Paris. C'est une
pièce
mixte mêlant musique instrumentale et musique
électro-acoustique.
Actuellement, je me trouve dans une phase à la fois
d'expérimentation
et de retour aux sources. J'ai été frappé par la
disparition
récente de plusieurs personnalités proches, dont la
dernière
est évidemment Xenakis. Je suis plongé en ce
moment
dans une réflexion philosophique qui touche au rapport de
l'individu
à la mort. Je sens néanmoins que j'ai envie d'en sortir,
sur base notamment de réponses que j'ai trouvées. Ma
démarche
a souvent procédé de la fusion d'éléments
de
provenances diverses (par exemple Occident-Orient). Il faut savoir que,
adolescent, je n'étais pas vraiment attiré par la
musique classique et romantique. J'y suis venu plus tard. Je proviens
en
réalité du milieu du jazz, du hard-rock et de la musique
pop. Après les avoir oubliés, je ressens aujourd'hui
l'envie
de plus en plus forte de les réintégrer dans mon travail
de compositeur. J'ai un ami qui joue de la guitare électrique ;
il m'a fait découvrir des univers extraordinaires au niveau du
hard-rock
et j'ai vraiment envie d'écrire une musique qui montre mon amour
pour le jazz, le rock et même parfois pour la
variété.
Même si je suis actuellement dans une phase
d'expérimentation
qui me pousse à travailler des petites pièces, je reste
fasciné
par l'orchestre pour lequel j'espère réécrire
bientôt,
peut-être en y associant la voix.
Vous êtes également professeur de composition au Conservatoire Royal de Mons (Belgique)...
C. L. : Oui,
c'est
une activité tout à fait passionnante pour laquelle je
n'ai
aucun a priori esthétique : n'importe qui peut venir. Je
remarque
aussi que les compositeurs de la jeune génération qui
sont
en train d'émerger sont souvent des personnes qui ont
travaillé
avec moi, ce que je trouve très encourageant : je pense à
Benoît Mernier, Michel Fourgon, ou encore Gilles Gobert qui vient
d'avoir une commande pour un opéra de chambre à Paris ;
aussi
Jean Jadin qui vient d'enregistrer un CD de musiques de chambre. Je ne
peux malheureusement
pas
les citer tous. En ce moment, j'ai six étudiants hyper
motivés.
Chacun vient à la classe avec un bagage et des
préoccupations
qui lui sont propres. Je travaille, par exemple, avec une personne
passionnée
de musique de film et dont le but essentiel est d'écrire pour le
cinéma ou le théâtre. Chacun vient avec son univers
débridé, ses idées personnelles, et c'est
formidable
car j'en apprends autant qu'eux !
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